XIII
UNE SECONDE CHANCE

Le vice-amiral Broughton leva les yeux de son bureau, partagé entre la surprise et l’ennui.

— Nous n’en avions pas terminé, Bolitho – il lui indiqua Draffen, appuyé contre la cloison : Sir Hugo était justement en train de m’expliquer quelque chose.

Bolitho était fermement campé au beau milieu de la chambre, une chambre qui semblait presque vide sans ses décorations et ses meubles de valeur. On avait déménagé le tout dans les fonds par mesure de précaution, avant l’attaque infructueuse de la forteresse. Néanmoins, Broughton avait eu de la chance de se voir épargner le désordre qui régnait habituellement à bord d’un trois-ponts de construction anglaise. Pour le coup, il aurait eu ses appartements intégralement vidés comme tout le reste du bord, et les chambres, isolées en temps normal, souillées par la fumée des canons. Mais les pièces les plus proches se trouvaient de l’autre côté de la cloison, si bien que, sortant de l’atmosphère de tension qui régnait sur le pont principal, Bolitho ne s’en sentait que plus frustré et irrité.

— Je voudrais suggérer d’agir rapidement, amiral.

— Je suis conscient de l’urgence, répondit Broughton en levant la main – il eut l’air de sentir soudain la colère de Bolitho et ajouta froidement : Mais donnez-nous votre sentiment, si vous le souhaitez.

— Vous avez vu la forteresse, amiral, et à quel point il est inutile d’essayer de l’emporter de la mer. D’expérience, je crois qu’essayer d’utiliser la marine contre des batteries et des défenses côtières n’a jamais mené à rien.

Broughton l’observait froidement.

— Si vous voulez me faire admettre que vous m’avez mis en garde contre ce type d’assaut, je vous en donne acte. Pourtant, comme nous ne possédons ni les forces ni le soutien nécessaires à une attaque combinée, que nous n’avons pas non plus le temps de réduire la garnison par la famine, je ne vois guère comment faire autrement.

Bolitho respira profondément.

— La seule chose qui ait fait de Djafou une écharde au flanc des nations maritimes dans ces parages, amiral, c’est son fort.

— Eh bien, Bolitho, fit Draffen, ce n’est jamais qu’une évidence !

Bolitho se tourna vers lui :

— J’aurais moi aussi considéré la chose comme évidente si j’avais été à la place de celui qui a échafaudé ce plan, sir Hugo – il se retourna vers l’amiral. Sans le fort, cette baie ne présente aucun intérêt, amiral.

Il attendit sa réaction.

— Et avec le fort, cette baie n’a pratiquement aucun intérêt pour nous.

— Quoi ? – Broughton se raidit comme s’il avait reçu un coup. Vous feriez mieux de vous expliquer !

— Si nous parvenons à nous emparer du fort, nous aurons beaucoup de mal à conserver la baie pour en faire une base, amiral. Si nous lui en laissons le temps, l’ennemi, en particulier l’armée française, fera débarquer de l’artillerie un peu plus loin sur la côte et rendra ce mouillage intenable pour nos bâtiments. Nous nous retrouverons ainsi dans la même situation que ses défenseurs actuels : repoussés à l’intérieur de ce tas de pierres et incapables d’autre chose que d’empêcher quiconque d’utiliser la baie comme abri ou pour n’importe quel usage.

Broughton se leva, s’approcha lentement des fenêtres.

— Mais vous ne nous avez toujours pas exposé d’autre solution.

Le ton s’était pourtant radouci.

— Rentrer à Gibraltar, répondit lentement Bolitho, informer le commandant en chef de la réalité des faits ; je suis sûr qu’il vous accordera alors tout le soutien, tous les bâtiments nécessaires pour effectuer une nouvelle tentative et constituer ici une base.

Il s’attendait à voir Broughton protester, mais, devant son silence, il continua fermement :

— Une base d’où nous serions mieux placés pour étendre le champ d’intervention de nos opérations futures. Plus loin dans l’est, nous avons des amis tout prêts à se dresser contre leur nouvel oppresseur, à condition que nous leur accordions suffisamment d’aide et d’encouragements.

— Mais vous nous avez dit que Djafou ne servait à rien…

Il paraissait incapable de se sortir cette idée de l’esprit.

— Oui, c’est ce que j’ai dit. Je suis certain que, si les chefs de l’Amirauté avaient été convenablement informés des conditions qui règnent ici, ils n’auraient jamais avalisé le plan initial.

— Au cas où vous ne le sauriez pas, Bolitho, intervint sèchement Draffen, ils ont donné leur accord en suivant mes suggestions.

Bolitho le regarda dans les yeux. Au moins, après toute cette période où lui avaient manqué un certain nombre de pièces du puzzle, il allait peut-être tirer quelque chose au clair.

— Dans ce cas, monsieur, vous devriez admettre que vous vous êtes trompé – il durcit le ton. Avant que nous n’ayons à déplorer d’autres morts.

— Calmez-vous, Bolitho, fit Broughton ! Je ne supporterai aucune querelle de ce genre à mon bord, que diable !

— Alors, laissez-moi seulement vous dire ceci, amiral…

Bolitho s’efforçait de rester calme, ce qui était loin de refléter les sentiments qu’il éprouvait, mélange de colère et de désespoir.

— … Si vous ne mettez pas votre escadre dans une situation où elle aura suffisamment d’eau pour se battre, vous risquez de vous retrouver acculé au vent d’une côte. Les vents dominants sont de secteur noroît et, sans espace pour reprendre l’avantage, vous aurez à affronter une situation très difficile si l’ennemi survient. Au large, nous pouvons encore lui porter des coups sévères, quelles que soient les conditions.

— Sir Hugo m’a déjà suggéré un autre plan, répondit Broughton.

Draffen quitta son appui contre la cloison. Il souriait, mais ses yeux étaient de glace.

— Vous êtes resté debout trop longtemps, Bolitho, je suis désolé de ne pas m’en être aperçu plus tôt. Voici mon idée : il ne s’agit bien entendu que d’une esquisse, mais je suis pratiquement certain d’obtenir l’aide dont nous avons désespérément besoin.

— Sir Hugo peut prendre contact avec son agent, compléta Broughton d’une voix lasse, quelque part sur la côte.

— Exactement – Draffen se détendait un peu. J’ai des accords avec un puissant chef de tribu, je l’ai rencontré à plusieurs occasions. Habib Messadi a beaucoup d’influence sur ces côtes et il n’aime pas leurs envahisseurs espagnols.

— Mais c’est nous qui deviendrons les envahisseurs si la garnison espagnole s’en va, répliqua doucement Bolitho. Où est la différence ?

— Enfin, Bolitho, au nom du ciel, mais vous n’êtes donc jamais satisfait ? s’exclama Broughton.

Bolitho continuait de fixer Draffen.

— Ce Messadi est, j’imagine, un hors-la-loi quelconque, sans quoi je me demande bien comment il ferait pour avoir quelque autorité sur une côte comme celle-ci.

Le sourire de Draffen s’effaça.

— Ce n’est certes pas le genre d’homme que vous laisseriez en liberté dans l’abbaye de Westminster, je vous l’accorde – il haussa les épaules. Mais pour réussir cette mission, j’accepterais l’aide d’un échappé de Newgate ou de Bedlam si cela pouvait m’être utile.

— Eh bien, Bolitho ?

Broughton les regardait tour à tour, avec une impatience de plus en plus perceptible.

C’est Draffen qui répondit le premier.

— Comme je vous l’ai indiqué plus tôt, nous remplacerons un jour Djafou par quelque chose de mieux, comme par exemple ce que vous avez proposé tout à l’heure à Sir Lucius. Messadi contrôle Djafou depuis des années et il n’éprouve aucune amitié particulière ni pour les Français, ni pour les Espagnols. Il vaudrait certainement mieux qu’il reste notre allié, cela ferait toujours une écharde supplémentaire au flanc de l’ennemi…

— Je suis d’accord, approuva Broughton.

Bolitho détourna les yeux. Il revoyait la horde qui s’était abattue sur le pont ensanglanté du Navarra, la terreur de l’équipage lorsqu’il avait aperçu les chébecs. Et maintenant, Broughton était sur le point de s’allier à cette engeance, uniquement parce qu’il ne voulait pas considérer l’hypothèse de rentrer les mains vides à Gibraltar.

— Et moi, je suis contre, répondit-il.

— J’ai beaucoup de respect pour vos réalisations passées, Bolitho, fit Broughton d’un ton las. Je sais que vous êtes un officier loyal, mais je sais aussi que vous vous laissez souvent emporter par votre idéalisme. Je ne voudrais avoir personne d’autre comme capitaine de pavillon dans cette escadre… – il durcit le ton – … mais je ne tolérerai pas la moindre insubordination. Et si nécessaire, je vous relèverai de vos fonctions.

Bolitho se sentait accablé, le monde se refermait sur lui comme un étau. Il avait bien envie de prendre Broughton au mot, sans pouvoir cependant supporter l’idée de voir Furneaux diriger cette escadre et ses maigres moyens.

Il s’entendit répondre d’une voix altérée :

— Il est de mon devoir de vous conseiller, amiral, de même qu’il est de mon devoir d’obéir aux ordres.

Le visage de Draffen s’épanouit.

— Eh bien, voilà, messieurs, nous sommes d’accord !

— Que comptez-vous faire ? lui demanda Bolitho sur un ton amer.

— Avec la permission de Sir Lucius, je compte utiliser la corvette une fois de plus. Je suis certain que mon agent attend peu ou prou de mes nouvelles, ce qui rendra la suite plus facile – il regarda d’un air pénétrant Bolitho qui était toujours aussi sombre. Comme vous l’avez souligné vous-même, une escadre est plus adaptée au combat en haute mer qu’aux risques que l’on court près de la terre. J’ai besoin de deux jours, ce qui vous laissera le temps de vous préparer à l’assaut final et définitif, cette fois.

Il sourit, et Bolitho crut percevoir l’espace de quelques secondes une lueur nouvelle dans ses yeux, un éclair de cruauté implacable.

— Nous enverrons un parlementaire aux gens de la garnison et nous leur expliquerons le sort qui les attend si les hommes de Messadi s’emparent de la forteresse. Leur sort, et celui de leurs femmes…

Mais il n’en dit pas plus.

— Pour l’amour de Dieu, sir Hugo, murmura Broughton, les choses n’en viendront pas là ?

— Bien sûr que non, sir Lucius.

Draffen était redevenu parfaitement affable.

Broughton leur donna soudain le sentiment qu’il avait hâte de mettre fin à cette conférence.

— Faites un signal à la Sans-Repos, Bolitho. La Coquette prendra sa place pour la surveillance de la baie.

Il quitta la chambre ; Draffen le suivit et lui murmura d’une voix douce :

— Ne prenez pas les choses si tragiquement, capitaine. Je n’ai jamais douté de vos qualités de marin. Ayez donc la même confiance pour mes compétences dans mon domaine, vous ne croyez pas ?

Bolitho s’arrêta et le regarda.

— Si vous voulez dire par là que je ne comprends rien à votre politique, sir Hugo, vous avez raison. Je ne veux pas tremper là-dedans, jamais !

Le visage de Draffen se fit dur.

— Ne vous surestimez pas trop, cher ami. Vous pourriez accéder un jour aux plus hautes responsabilités dans la marine, à condition cependant que…

Et il laissa sa phrase en suspens.

— A condition que je tienne ma langue ?

Draffen s’approcha, menaçant :

— Si quelqu’un qui souhaite améliorer son sort ne peut pas se permettre de trop remuer son passé, c’est bien vous ! Ne l’oubliez pas, j’ai connu votre frère. De hauts responsables pourraient reconsidérer les espoirs d’avancement de n’importe quel officier si on leur rappelait la tache qui souille sa famille. Aussi, faites bien attention à ce que vous dites, capitaine !

Bolitho se sentait soudain très calme, aérien pour ainsi dire.

— Merci de me le rappeler, sir Hugo – il ne reconnaissait pas le son de sa voix, celle d’un étranger. Du moins, à compter de maintenant, pourrons-nous laisser tomber tout faux-semblant.

Et, tournant les talons, il se dirigea d’un pas vif vers l’échelle.

Il trouva Keverne qui arpentait la dunette de long en large, plongé dans de profondes réflexions.

— Signalez au Valeureux de transmettre l’ordre de l’amiral à la Sans-Repos. Elle doit lever l’ancre et nous rejoindre immédiatement. Elle embarquera ensuite Sir Hugo Draffen et suivra ses instructions – il feignit de ne pas remarquer l’air perplexe de Keverne. Vous pourrez ensuite faire saisir les pièces et envoyer les hommes aux rations. Eh bien ?

— Allons-nous nous retirer, monsieur ?

— Occupez-vous donc des signaux, monsieur Keverne – il contemplait d’un air sinistre les collines dans le lointain. Il faut que je réfléchisse.

Le lieutenant Sawle surgissait en bas au même instant, comme il repartait. Witrand l’accompagnait.

— Où emmenez-vous ce prisonnier, monsieur Sawle ?

Le second le regarda, déconcerté.

— Nous allons le transférer à bord de la corvette, monsieur – il était tout confus. L’enseigne de vaisseau Calvert prétend que c’est sur ordre exprès de l’amiral.

— Venez par ici.

Bolitho regarda le Français grimper l’échelle d’un pas léger, ce qui lui fit oublier momentanément sa rage envers Draffen.

— Je viens vous dire adieu, capitaine – Witrand s’étira et flaira un peu l’air marin. Je doute que nous ayons l’occasion de nous revoir.

— Je n’étais pas au courant, Witrand.

— Pour ça, je vous crois – il le regardait d’un air étrange. Il semblerait qu’on me demande d’aider votre cause. C’est une plaisanterie, n’est-ce pas ?

Bolitho savait que Broughton était au désespoir. Il était peut-être convenu avec Draffen de faire passer Witrand sur la corvette dans l’idée qu’il laisserait filtrer quelque chose du secret qui entourait sa mission.

— Une plaisanterie… répondit-il. Peut-être bien.

Il dut s’abriter les yeux pour regarder les signaux de Broughton aux vergues du Valeureux. Quelque part, cachée au mouillage derrière la pointe, la corvette allait les lire et se hâter de les exécuter. Witrand resterait probablement à son bord et, plus tard, serait transféré à Gibraltar avec des dépêches.

— Adieu, m’sieur, fit Bolitho en lui tendant la main, et merci pour tout.

Le Français avait la poigne ferme.

— J’espère que nous nous reverrons un jour, capitaine – il haussa les épaules. Mais…

Il se tut en voyant arriver sur la dunette Sawle et deux marins en armes.

— S’il m’arrivait quelque chose, ajouta-t-il vivement, voici une lettre. Pour ma femme, elle habite Bordeaux – il baissa la voix. Je vous en serais très reconnaissant.

— Bien sûr, lui répondit Bolitho – il regarda son escorte le conduire à la coupée pour y attendre un canot. Faites bien attention à vous.

Witrand fit un petit signe insouciant :

— Vous aussi, capitaine !

Une heure plus tard, Bolitho arpentait toujours le bord au vent, insensible à la chaleur qui avait transformé sa chemise en serpillière et à la lumière aveuglante réfléchie par la mer.

Draffen était passé à bord de la corvette, qui avait bientôt disparu derrière un coude formé par la côte. Pourtant, il n’en avait même pas été conscient, il ne se souvenait que de la requête de Witrand.

L’enseigne de vaisseau Weigall était chef de quart et se tenait soigneusement à l’écart de son capitaine. Seul, sourd à tout, il se tenait sous le vent. Son visage de chasseur de prises était renfrogné comme à son habitude et il surveillait les hommes au travail sur le pont supérieur.

Près de l’arrière, Allday était témoin des affres de son capitaine et se demandait comment il se faisait qu’il ne trouvât pas l’art et la manière de les apaiser. Il avait refusé de quitter le pont pour prendre son repas et s’était même montré assez désagréable lorsqu’il avait tenté de le convaincre de descendre prendre un peu de repos.

— Ohé, du pont !

Le cri de la vigie ressemblait à un coassement : elle avait sans doute la gorge sèche comme un parchemin.

— Voile sous le vent !

Allday avait les yeux fixés sur Bolitho, il s’attendait à le voir réagir, mais son visage restait grave, sans expression. Il jeta un regard furtif à Weigall – lui non plus n’avait rien entendu.

Des signaux montaient déjà aux vergues de la Tanaïs. Allday alla donner un bon coup dans les côtes d’un aspirant qui somnolait à moitié.

— Remuez-vous, monsieur Sandœ – le garçon sursauta et leva les yeux, tout effrayé. Il y a du boulot !

Il passa de l’autre bord et attendit que Bolitho eût terminé un tour.

— Capitaine ?

Bolitho s’arrêta, resta là à se balancer sur le pont. Le visage d’Allday dansait devant lui, il manqua se mettre en colère en le voyant sourire.

— Voile sous le vent, capitaine, dit fermement Allday.

— Quoi ?

Il leva les yeux en entendant la voix qui tombait de là-haut :

— Voile isolée, monsieur !

Très loin en l’air, ils voyaient la silhouette de l’aspirant qui se hâtait d’aller rejoindre la vigie. Un peu plus tard, tous ceux qui avaient le visage tourné vers la hune l’entendirent :

— C’est une galiote, monsieur !

Lorsque Allday se tourna vers Bolitho, il vit que ses yeux étaient pleins de larmes.

— Dieu soit loué, fit doucement Bolitho – il prit vivement le bras d’Allday. Dans ce cas, nous avons encore le temps.

Il se détourna avant d’ajouter :

— Faites appeler le pilote, dites-lui de calculer une route d’interception pour l’escadre puis… – il passa sa main dans ses cheveux – … puis nous verrons.

Un peu plus tard, l’Euryale plongeait lourdement au largue, en route pour se porter à la rencontre de la petite tache de toile. Bolitho se tenait immobile à la lisse de dunette, les officiers restaient à distance respectueuse de l’autre bord en échangeant leurs impressions à mi-voix.

Broughton arriva sur le pont et s’approcha de Bolitho.

— Qui est-ce ? demanda-t-il sur un ton assez détaché.

Les aides de Tothill préparaient une nouvelle brassée de pavillons. Bolitho répondit :

— Un seul bâtiment, amiral, mais il devrait nous suffire.

Broughton le regardait sans comprendre.

Tothill cria :

— Signal, monsieur : « L’Hekla à l’amiral, demande des ordres. »

Bolitho en avait la gorge serrée. L’Hekla arrivait, Inch avait réussi on ne savait comment à les rejoindre sans escorte et sans sa conserve. Il répondit sans attendre que l’amiral eût donné son avis :

— Dites à son capitaine de rallier l’amiral sans tarder.

Il se tourna alors vers son supérieur, très calme :

— Avec votre permission, amiral, nous pourrions revenir à ce que nous étions venus faire – il se tut en le voyant rougir violemment. A moins que vous ne préfériez vous associer avec des pirates ?

Broughton avait du mal à déglutir. Il finit par répondre :

— Prévenez-moi lorsque le capitaine de l’Hekla sera à bord.

Et il se dirigea vers la poupe, raide comme la justice.

Bolitho baissa les yeux pour contempler ses mains : elles tremblaient, mais de manière à peine perceptible. Tout le corps agité, il se demanda un instant si ses vieilles fièvres ne l’avaient pas repris.

Mais non, ce n’était pas la fièvre. C’était quelque chose de beaucoup plus profond.

Keverne traversa le pont pour venir le saluer.

— Drôle de bâtiment, monsieur – il hésita en voyant le regard que lui jetait Bolitho. Je veux dire la galiote, monsieur.

Bolitho se mit à sourire, il se détendait enfin.

— Eh bien, c’est le spectacle le plus agréable auquel il m’ait été donné d’assister depuis longtemps, depuis fort longtemps, monsieur Keverne – il décolla sa chemise de sa peau avant d’ajouter : Je descends me changer ; appelez-moi dès que le canot de l’Hekla sera à proximité, je veux accueillir moi-même son capitaine.

Et il se retira.

— Vous savez, dit Keverne, je crois que je n’arriverai jamais à comprendre notre capitaine.

Weigall sursauta :

— Comment ? Que dites-vous ?

— Rien – Keverne gagna l’autre bord. Retournez à vos rêves, monsieur Weigall.

Il jeta un coup d’œil à la marque de Broughton qui flottait en tête de misaine et revint à ce qui occupait ses pensées, ce soudain changement d’humeur de Bolitho. Il semblait bien que l’attente fût terminée, et c’était déjà cela.

 

Après la chaleur torride de la journée, l’air nocturne était presque froid. Bolitho se leva dans la chambre de son canot et fit signe de la main à Allday.

— Lève-rames ! aboya Allday.

Et les avirons se levèrent d’un seul mouvement pour rester immobiles. Du coup, la vague d’étrave parut s’affaisser.

Bolitho se retourna pour scruter l’obscurité. Ils le suivaient, il voyait de l’écume phosphorescente autour des deux chaloupes de tête, comme des algues accrochées aux coques, et les plumetis blancs des avirons entourés de chiffons.

La première chaloupe surgit de la nuit et des mains se tendirent pour rapprocher les plats-bords en évitant tout bruit. C’était l’enseigne de vaisseau Bickford. Il avait sa voix habituelle, comme s’il présentait sa division à une inspection.

— Les autres sont juste derrière moi, monsieur. A quelle distance sommes-nous, d’après vous ?

Bolitho sentait les deux coques monter et descendre dans la grosse houle du rivage. Il se demandait jusqu’où l’escadre avait réussi à aller avant que le vent fût tombé, se réduisant finalement à une petite brise. Toute la journée, alors qu’il travaillait au plan de son attaque, il s’était attendu à le voir mollir, par une espèce d’instinct inné qu’il n’avait jamais pu s’expliquer tout à fait. S’il l’avait fait plus tôt, avant qu’il fût paré, c’est toute l’opération qu’il aurait fallu retarder ou même annuler.

— Encore trois encablures, lui répondit-il. Nous allons continuer, monsieur Bickford, faites bonne veille.

Au commandement, les deux embarcations se séparèrent et, tandis que les avirons reprenaient leur cadence, Bolitho s’assit sur le tableau, tourné un peu à tribord où il s’attendait à repérer la pointe occidentale de la baie, si toutefois il avait correctement estimé la dérive et l’effet de la houle.

Il repensait à cet après-midi, qui avait été fort occupé. Il avait essayé de découvrir s’il n’y avait pas de faille dans son plan. Pourtant, à chaque fois, il revoyait le visage d’Inch, il l’entendait parler, assis dans la chambre de poupe de l’Euryale. Il avait la voix si épuisée, si lasse, qu’on lui donnait beaucoup plus que ses trente-six ans.

Il avait du mal à se rappeler Inch tel qu’il avait été, jeune enseigne, dur mais jovial, loyal mais manquant d’expérience, surtout lorsque Bolitho se souvenait de ce qu’il avait fait pour lui. Inch était resté à ronger son frein à Gibraltar dans l’attente d’une escorte, sachant que l’on avait désespérément besoin des deux galiotes et comprenant enfin que cette escorte n’arriverait sans doute jamais. Il avait pris son courage à deux mains et était allé affronter l’amiral pour lui demander d’appareiller sans assistance. De manière assez classique, l’amiral avait fini par le lui accorder, non sans lui avoir fait signer un papier par lequel il reconnaissait que tout ce qui pourrait lui arriver relevait de sa seule responsabilité. L’autre galiote, la Dévastation, avait également levé l’ancre sans délai et toutes deux avaient quitté la protection du Rocher. Leurs capitaines s’attendaient à être attaqués aussitôt par les frégates espagnoles qui patrouillaient ouvertement.

Lorsqu’il lui avait raconté son histoire, Bolitho s’était souvenu de ce que lui avait dit Draffen à Gibraltar, à propos de la chance d’Inch. En effet, la bonne fortune s’en était mêlée, sans quoi comment n’auraient-ils pas croisé le moindre bâtiment ? Jusqu’au matin, lorsque la vigie d’Inch avait vu sortir du brouillard une frégate espagnole qui avançait rapidement. Bolitho était presque certain qu’il s’agissait de celle qu’avait aperçue la Coquette et qui était rentrée en Espagne pour annoncer l’attaque de Broughton contre Djafou. Son capitaine s’était peut-être imaginé que deux petites galiotes, peu manœuvrantes, constituaient un piège qu’on lui tendait avant qu’il réussît à s’échapper. Sans cela, il est peu probable qu’il les aurait attaquées.

Inch avait rappelé son maigre équipage aux postes de combat et, avec sa conserve à un demi-mille par le travers, s’était préparé à livrer combat.

Toute sa toile dessus, la frégate de trente-deux avait lofé pour prendre l’avantage du vent. Sa première bordée avait démâté la Dévastation et ravagé son pont à coups de boulets à chaîne et de mitraille. Mais cette petite galiote était solidement bâtie, et ses pièces avaient répliqué avec une égale vigueur. Inch avait vu plusieurs de ses coups atteindre la flottaison de l’ennemi, avant qu’une seconde bordée dévastatrice la réduisît au silence.

Inch s’attendait à subir le même traitement mais, placé comme il l’était entre la frégate et l’autre galiote, il avait ouvert le feu. Le capitaine espagnol espérait peut-être qu’il repartirait après avoir constaté la déroute de ses compagnons, ou encore que surgiraient au-dessus de l’horizon les mâts de la Coquette. Estimant qu’elle avait couru assez de risques, la frégate avait abattu, laissant Inch mettre ses embarcations à l’eau pour aller repêcher les survivants de l’autre galiote, qui commençait à couler après avoir chaviré.

Il était évident pour Bolitho qu’Inch était partagé entre deux sortes d’émotions. Il ruminait la perte de la Dévastation et de la plus grande partie de son équipage. Sans sa détermination, il serait resté au mouillage de Gibraltar, sain et sauf.

Pourtant, lorsque Bolitho lui avait décrit ce qu’il avait l’intention de faire la nuit même, il avait retrouvé son vieil Inch, cette fierté, cette confiance totale qui le rendaient si précieux à ses yeux.

A présent, à bord de l’Hekla, son premier et seul commandement, Inch était à l’ancre de l’autre côté de la pointe opposée. Il allait tenter sous peu quelque chose d’absolument inédit dans l’histoire maritime. Lui-même, Bolitho et son propre canonnier avaient grimpé jusqu’au sommet du cap incurvé où les fusiliers gisaient comme des cadavres dans une lumière aveuglante. Arrivés là, ils avaient dressé un plan soigné de la forteresse. Bolitho s’était tu pour ne pas diminuer la concentration d’Inch et il avait pu apprécier l’habileté dont il avait fait preuve. Ils ajoutèrent à la carte les portées, relèvements et autres mesures, tandis que le canonnier marmonnait des histoires de charges, de doses de poudre et d’amorces, autant de propos qui étaient restés de l’hébreu pour lui.

Quoi qu’Inch pût dire ou penser de son étrange bâtiment, il était évident qu’il avait trouvé ce qu’il lui fallait. Il restait à espérer que son zèle correspondrait à sa précision, sans quoi ces chaloupes et les marins qu’elles emportaient seraient pulvérisés.

Si Inch avait pu utiliser ses mortiers en plein jour, il aurait pu s’assurer que ses calculs étaient exacts. Mais Bolitho savait très bien que les défenseurs étaient largement alertés et avaient eu le temps de se préparer. Attendre plus longtemps aurait consisté surtout à perdre du temps, sans parler des vies humaines. L’idée de Bolitho, partisan de mener un assaut de nuit, fut donc acceptée sans discussion, même par Broughton. Bolitho savait d’expérience que contre des défenses côtières les attaques de nuit étaient préférables. Les sentinelles étaient fatiguées, et il y avait tant de bruits bizarres la nuit dans ces contrées lointaines qu’une ombre supplémentaire ou un bruit de plus risquaient peu de soulever l’attention.

Et pourquoi se seraient-ils méfiés ? La forteresse avait soutenu siège après siège. Elle avait obligé l’escadre anglaise à se retirer, en ne laissant derrière elle qu’une poignée de fusiliers assiégés eux-mêmes au milieu des rochers et des broussailles qui dominaient la baie. Ils avaient donc fort peu à craindre.

— Voici la pointe, capitaine, murmura Allday, en plein par tribord avant !

Bolitho fit signe qu’il avait entendu. Il apercevait un vague collier d’écume au pied des rochers, la tache plus sombre de quelques ombres, là où la terre se terminait en falaise. Ils allaient bientôt arriver.

Il essaya de s’imaginer sa petite flottille. Son canot puis la chaloupe de Bickford entreraient les premiers dans la baie. Une autre, commandée par Sawle, emportait un gros sac de poudre à canon. Après qu’on l’eut déposé entre les nageurs plutôt mal à l’aise, le sac ressemblait à un énorme cadavre que l’on eût emporté en vue d’une immersion. Cousu dans du cuir suiffé, équipé d’une amorce amoureusement conçue par Fittock, canonnier de l’Euryale, il fallait qu’il fût à poste juste avant que les mortiers d’Inch ouvrissent le feu.

Bolitho aurait bien aimé avoir Keverne avec lui, mais mieux valait qu’il assurât le commandement en son absence. Meheux était trop précieux comme canonnier, Weigall trop sourd pour un combat de nuit et il ne restait donc que les officiers les plus jeunes. Il fronça les sourcils, qu’avait-il, tout à coup ? Un enseigne, n’importe quel enseigne, devait être capable de remplir les devoirs de son emploi. Il se força à sourire, en dépit de ses nerfs tendus, soulagé à l’idée que la nuit cachait son expression. Voilà qu’il se mettait à raisonner comme Broughton, et cela, jamais.

Il pensa aussi à Lucey, ce jeune officier qui s’était montré terrorisé avant la première attaque du fort. Il était derrière, quelque part à bord d’une autre embarcation, attendant de précéder ses hommes dans la brèche sans trop savoir ce qui l’attendait derrière.

Et Calvert ? Il se demandait comment il se comportait, là-bas, sur le flanc de la colline. Lorsque Bolitho avait expliqué le rôle qu’il voulait confier aux fusiliers de Giffard dans l’assaut final contre la chaussée, Broughton avait déclaré :

— Calvert pourrait porter ses ordres au capitaine Giffard – et, les yeux fixés sur son aide de camp sans la moindre pitié : Qu’il aille donc au diable !

Le malheureux Calvert était terrifié. Accompagné d’un aspirant et de trois marins pour assurer sa protection, il avait été déposé à terre au crépuscule pour entamer une progression dangereuse et difficile à travers les collines, afin de porter leurs ordres aux fusiliers, qui devaient maintenant être parés à se mettre en marche. Giffard serait content, songea Bolitho. Après avoir sué et traîné au soleil toute la journée, seulement munis de leurs rations et d’une gourde, ils ne devaient plus être d’humeur à continuer dans la demi-mesure.

Le safran grinça un peu, il sentit le canot partir en crabe sous l’effet du courant. Ils tournaient la pointe, la baie s’ouvrait devant les nageurs comme un rideau noir.

Il retint son souffle, elle était là. La forteresse, semblable à un rocher clair, sans aucune lumière si ce n’est à une fenêtre haut perchée dans le mur le plus proche et qui paraissait comme menaçante dans l’obscurité ambiante.

— Tout doux, les gars !

Il se mit debout pour essayer de voir quelque chose par-dessus la tête des nageurs, sensible au moindre bruit produit par l’eau ou le canot, à sa respiration rapide, aux battements de son cœur.

Le courant les emportait vers la gauche du fort et il était du moins rassuré de voir que ses calculs étaient corrects. Il aperçut une autre lumière qui brillait par intermittence et devina que ce devait être le feu de mouillage du brick. Avec un peu de chance, Broughton pourrait ajouter ce petit complément à son escadre avant l’aube.

Il posa un genou sur le pont, ouvrit tout doucement le volet de la lanterne, une fraction de pouce. Et pourtant, pendant les quelques secondes où il s’en servit pour consulter sa montre, il eut l’impression qu’il s’agissait d’une balise.

Il se releva. En dépit de la grande houle qui régnait à l’extérieur de la baie, de la longue distance sur laquelle les hommes avaient dû souquer sur le bois mort, et malgré d’autres imprévus, ils allaient arriver dans les temps.

La forteresse était tout près, pas plus d’une encablure. Il crut apercevoir une zone plus sombre sous le coin nord-ouest, là où se trouvait l’accès par la mer, protégé à ce qu’on leur avait dit par une grille rouillée massive. C’est ici que Fittock allait bientôt venir déposer sa charge et leur ouvrir un passage.

Il serra les dents : un bruit métallique à bord de l’un des canots, sur l’arrière. Un marin négligent avait dû donner un coup de pied dans son couteau. Mais il ne se passa rien, pas de cri d’alarme depuis ces murs énormes, imprenables.

Et cela valait aussi bien, songea-t-il sombrement. Les bâtiments de Broughton devaient avoir pris le large, à présent, et, sans le moindre vent pour leur remplir les voiles, ils ne pouvaient lui être d’aucune aide.

Il y eut un éclair blanc dans l’obscurité et il crut un instant que c’était une pelle qui entrait dans l’eau. Mais non, juste un poisson qui sautait et qui retomba dans un flap à quelques pieds du canot.

L’embarcation qui était encore à l’aviron s’immobilisa derrière et il aperçut la silhouette de l’enseigne de vaisseau Sawle, debout dans la chambre, puis une autre forme accroupie à côté de lui, sans doute le canonnier, Mr. Fittock. Ils étaient chargés de la partie réellement vitale de l’assaut et cela constituait une occasion rêvée pour Sawle de se distinguer, tout brutal qu’il était, et de s’assurer un avenir prometteur dans la marine. Il pouvait d’ailleurs aussi bien voler en morceaux si l’amorce n’était pas convenablement mise en œuvre. C’était un officier compétent, mais Bolitho savait aussi que, s’il mourait cette nuit, l’équipage de l’Euryale ne le pleurerait guère.

— On a déjà vu ça, pas vrai capitaine ? lui fit observer Allday.

Bolitho ne savait trop s’il parlait du lieutenant ou de l’assaut.

Les deux interprétations étaient possibles, mais il avait bien autre chose en tête.

— Nous disposons de cinq minutes environ.

Les avirons continuaient de s’activer, les hommes de Bickford durent même scier pour éviter qu’un tourbillon ne les entraîne de côté.

Il repensa à Inch, il l’imaginait à bord de son Hekla, occupé aux derniers préparatifs. Son gros mortier devait tirer par-dessus la pointe incurvée. Il n’avait en tout cas plus de problème de discrétion et pouvait allumer toutes les lampes nécessaires, car les fusiliers qui se trouvaient au-dessus de lui pour lui indiquer le point de chute de son tir étaient également en mesure de le protéger de visiteurs indésirables.

Quel étrange bâtiment ! avait dit Keverne. L’Hekla n’était guère plus qu’une batterie flottant avec juste ce qu’il fallait de voilure pour passer d’un théâtre d’opérations au suivant. Une fois à poste, il mouillait devant et derrière. En donnant du mou ou en reprenant les câbles, Inch pouvait faire pivoter son bâtiment et par conséquent orienter très facilement les deux mortiers dans la direction souhaitée.

— Le canot de M. Sawle est sous la muraille, capitaine.

Allday avait l’air tendu.

— Bien.

Il crut Allday sur parole, car rien ne permettait de distinguer le canot du passage dans la zone d’ombre au pied de la forteresse.

Un aspirant, recroquevillé près de ses pieds, bâillait en silence et Bolitho en conclut qu’il essayait de lutter contre la peur. Les bâillements étaient un signe qui ne trompait pas.

— Nous n’en avons plus pour longtemps, monsieur Margery, lui dit-il doucement. Vous garderez le canot lorsque nous aurons lancé l’attaque.

L’aspirant se contenta de hocher la tête ; il n’avait pas assez confiance en lui pour oser répondre.

— Regardez, capitaine ! – Allday s’était raidi. Il y a un bateau au tombé de la muraille !

Bolitho aperçut l’écume soulevée par les avirons et comprit que la garnison avait pris la précaution de faire patrouiller un canot de rade dans la baie. L’ennemi voulait sans doute se protéger contre une tentative visant le brick au mouillage, mais c’était aussi efficace qu’une armée de sentinelles.

Les avirons se levaient et s’abaissaient avec une régularité lassante, et la lumière verdâtre, phosphorescente, autour de l’étrave trahissait sa progression mieux qu’en plein jour.

Les mouvements cessèrent ; il devina qu’ils devaient se reposer sur les manches en laissant le courant les entraîner avant de reprendre leur patrouille.

— Mr. Sawle a fini de poser sa charge, à l’heure qu’il est, murmura Allday entre ses dents.

Comme pour lui répondre, une brève lueur jaillit, semblable à un œil rougeoyant sous la muraille. Fittock avait allumé la mèche. La lumière était dissimulée au canot de rade par le redent de l’enceinte, mais l’alarme serait donnée dès que les hommes de Sawle se seraient retirés.

Bolitho se mordit la lèvre ; il imaginait Sawle et ses marins accrochés contre la grande grille, guettant le canot qui avait repris sa route, avec le sifflement régulier de la mèche allumée.

— Allez, mon gars, murmura-t-il comme pour lui-même, tire-toi !

Mais rien ne vint éclairer la tache sombre au pied de la muraille.

Il y eut soudain un son mat, et il vit la prunelle du nageur le plus proche s’éclairer d’une lueur orangée, comme si le marin avait fixé le soleil levant. Il savait qu’il s’agissait du départ de mortier d’Inch, de l’autre côté de la pointe. Il fit demi-tour, entendit un sifflement aigu qui rappelait le cri d’une poule d’eau poursuivie par un chasseur. L’explosion les assourdit. Il vit le côté opposé du fort s’illuminer violemment, une fumée blanche monter en gros tourbillons avant que revînt l’obscurité. Il en était tout aveuglé.

Mais la lumière avait duré assez longtemps pour lui laisser le temps de voir que ce premier tir d’Inch était presque parfait. Le coup avait atteint la forteresse sur le rempart opposé, peut-être sous la muraille. Il entendait la maçonnerie dégringoler, de gros morceaux choir à l’eau.

Un autre grondement, le second coup tomba pour ainsi dire au même endroit que le premier. De grands craquements, des roulements de tonnerre, un nuage de fumée épaisse qui dérivait au-dessus de la baie comme un nuage de poussière.

La canot de rade était caché par la fumée, mais il entendit des bruits de voix, des cris dans l’obscurité, suivis par une somierie de trompette qui venait de la forteresse.

Le troisième tir de l’Hekla était trop long : des pierres s’éboulaient dans un grand craquement et il estima que la bombe avait touché la chaussée ou l’îlot sous les murs. Les fusiliers devaient manier leurs lanternes sourdes pour communiquer les résultats à Inch, qui allait procéder aux corrections nécessaires de charge et de hausse avant le prochain essai.

— Mr. Sawle se retire, fit Allday – il semblait soulagé. Il a joué fin, y a pas à dire !

— Monsieur Bickford, faites passer la consigne ! lui cria Bolitho, nous allons attaquer !

Il n’était plus nécessaire de rester discret, à présent, les clameurs venues de la forteresse auraient réveillé un mort. Encore abasourdis, les Espagnols courraient à leurs postes. Certains d’entre eux avaient peut-être deviné quelles armes leurs agresseurs venaient d’utiliser, mais les autres étaient sans doute trop terrifiés pour penser, alors que la forteresse continuait d’encaisser les coups de mortier d’Inch.

C’est alors que la charge déposée par Sawle explosa. Bolitho vit une grande langue de feu jaillir par l’entrée. Fasciné, il remarqua même un petit raz de marée surgi de dessous le mur qui entraîna le canot de Sawle, le mit en travers, projetant hommes et avirons à la mer dans un tumulte indescriptible, comme une baleinière aux prises avec un narval blessé.

Il sortit son sabre, le pointa en direction de Bickford et vit alors la partie supérieure du rempart tomber lentement dans les flammes qui faisaient rage, emportant avec elle un canon à roues de fer et une bonne longueur de chaîne de fort calibre ; sans doute une partie du dispositif de manœuvre de la grille.

— Allez, les gars ! En avant, tous ensemble !

Il manqua tomber lorsque l’embarcation se souleva sous lui, et un souffle de fumée brûlante lui passa au-dessus de la tête comme pour souligner la puissance de la dernière détonation.

Le canot désemparé défila dans la pénombre ; il apercevait encore çà et là un visage livide, des bras, des jambes qui se débattaient, preuve que quelques hommes avaient du moins survécu à l’explosion.

Puis il oublia tout, sauf ce qu’il avait à faire. L’ouverture était là, devant eux, comme une bouche grande ouverte à laquelle la grille qui sortait du mur écroulé faisait comme des dents gâtées.

Une balle de mousquet s’enfonça dans le plat-bord, un homme se mit à hurler.

— En avant, les gars ! hurla-t-il en brandissant son sabre au-dessus de lui.

Le canot lui faisait l’effet de se propulser à toute allure dans la fumée. Des morceaux de bois déchiqueté flottaient à la surface, et puis deux pièces d’étambot assez grotesques, vestiges, probablement, de vieilles galéasses qu’utilisait jadis la forteresse pour défendre la côte contre les pirates. Leurs avirons cognaient au milieu du bois, contre la pierre. Il vit l’embarcation de Bickford qui suivait dangereusement près sur son arrière ; un coup de pistolet tiré du haut du mur illumina brièvement les nageurs.

— Lève-rames !

Mais la voix d’Allday se perdit, car une explosion secoua l’air, annonçant l’arrivée d’une nouvelle bombe tirée par Inch.

— Rentrez !

En raclant contre une petite jetée, le canot s’arrêta brutalement. Une silhouette fonça sur eux dans l’ombre, avant de tournoyer et de tomber sans un cri. Un marin avait tiré son coup de mousquet à bout portant par-dessus la maçonnerie.

Bolitho s’agrippa aux pierres humides dans une mêlée effroyable, essayant de se souvenir de la disposition de l’endroit d’après ce qu’il avait vu sur les plans. Il était trop tard pour rien changer, trop tard pour réfléchir.

Il dressa son sabre dans la direction des marches en pierre et les marins coururent sur la jetée en hurlant comme des démons. Désormais, il n’y avait plus qu’une seule issue possible.

Allday à ses côtés, il monta la volée quatre à quatre, se dirigea vers la fumée l’esprit vide et se jeta dans la bataille.

 

Capitaine de pavillon
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